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LE PORT D’AULA

mercredi 15 janvier 2025, par Jacques Duval

LE PORT D’AULA

Prologue

J’ai fait un rêve… comme ce bon monsieur Martin, curé de Cucugnan, « je me suis trouvé, moi, misérable pécheur, à la porte du paradis »1, la porte 650B, celle des cyclotouristes.
J’accotai avec précaution ma randonneuse et, bien que ces lieux célestes eussent dû m’inspirer confiance, je l’entravai avec l’antivol. Je frappai. Saint Pierre m’ouvrit, répondit courtoisement à mon salut et me demanda sans détours, en quoi mes états de service m’autorisaient à solliciter mon admission. Sûr de moi - quoique modeste- je me lançai dans un panégyrique improvisé :

• Bon Saint Pierre, je suis licencié à la FFCT depuis le siècle dernier, je m’honore d’appartenir au club de l’Union dont la réputation est connue de vos services, je sais par cœur la vulgate selon Saint Vélocio, voyez ma randonneuse, 650 bon Saint Pierre, 650, j’insiste, triple plateau, garde-boue, et tout, je l’ai prêtée une fois à Roland au pays basque, j’ai fait la randonnée du Tourmalet, c’est vrai bon Saint Pierre, j’ai même la médaille, j’ai traversé, autrefois, les Pyrénées de Cerbère à Hendaye, je suis monté à Lercoul chez Noël, j’ai même randonné « au pays de Marcel »…
• Fichtre, dit Saint Pierre avec un petit sifflement admiratif, au pays de Marcel !
Encouragé, je poursuivis mon hagiographie cyclotouriste. Comme j’allais conclure par une envolée lyrique sur le col d’Aspin, Saint Pierre m’interrompit d’un geste impérieux. Il se pencha vers moi et, benoîtement demanda :
• Et le port d’Aula ? Tu es monté au port d’Aula ?
Je blêmis. Ainsi il savait ! Saint Pierre sait tout. Penaud, je fixai les pointes de mes chaussures cyclistes ridiculement redressées à cause des cales, et je m’entendis bredouiller :
• Presque, bon Saint Pierre.
Je me suis réveillé, en sueur, au moment ou Saint Pierre me claquait, au nez, la porte du paradis des cyclotouristes.

Donc…

Ce dimanche de septembre, je me suis levé à cinq heures : objectif, le Port d’Aula. Je nourris ce projet depuis la lecture d’un article paru dans la revue CYCLOTOURISME 2, sobrement intitulé « Cols de légende, le port d’Aula ». L’auteur évoque « un morceau de bravoure, un pourcentage de 10 à 11%, un muletier prestigieux » 2, autant de mots qui tentent le cyclotouriste de base et qui flattent son ego. « On s’engagera sur cette piste uniquement par beau temps » 2. Cela tombe bien la météo est excellente. Avouerai-je que ma motivation n’est pas exempte d’arrière pensées puériles : Jules que j’ai vu naguère, livide, au col du Pourtalet, ne m’a-t-il pas raconté qu’il avait effectué cette randonnée ? Vélocio dit qu’il ne faut pas rouler par vanité mais, tout de même, si Jules a réussi…

Il fait à peine jour quand j’arrive à Saint Girons. Aussi je vais me stationner un peu plus loin à Eycheil, village qui précède Lacourt, ce qui, dans ce sens, n’a aucun intérêt, mais permet, au retour une plaisanterie de garçon de bains 3, absolument désopilante. On verra plus loin que, au retour, « Lacourt Eycheil » ne me fera même pas sourire.
L’aube commence à éclairer la vallée et je longe, tranquille et serein, le Salat qui, parfois, s’estompe dans la brume. Ravitaillement à Seix où je remplis, à la fontaine connue de tous les cyclos, un seul de mes deux bidons pour ne pas me charger : erreur fatale de débutant présomptueux que je paierai plus tard. La route se redresse un peu, mais je monte tranquillement, un peu grisé par la lumière matinale de cet été qui finit, la limpidité des eaux du Salat et un coup de pédales euphorique.

A Couflens, les difficultés commencent et le 26x26 s’impose. Je monte « à ma main » selon l’expression consacrée. Ceux qui me connaissent, comprennent exactement ce que je veux dire et peuvent estimer la vitesse de ma progression.

La route étroite s’élève en lacets et le soleil, par intermittence, fait naître mon ombre. Fidèle, elle m’accompagne à 5 ou 6 km/h. J’ai glissé dans le transparent de mon sac de guidon les quelques pages de l’article de CYCLOTOURISME, et je profite d’un arrêt pour me ravitailler et relire quelques paragraphes. « L’état de la route se dégrade les trous abondent, le goudron disparaît pour laisser place à une piste caillouteuse traversée de rigoles » 2. Je constate, avec un plaisir naïf, que la réalité est conforme et cela, bêtement, me rassure, car je suis de cette espèce d’intellectuels obtus qui croient que c’est par l’écriture d’abord, qu’on perçoit le réel.

« Mais la vue est splendide sur la vallée forestière d’Angouls en contre bas » 2.

Tout est vrai ! C’est écrit ! Peu à peu, mon coup de pédales souverain 4 du début se fait laborieux et heurté. De gros corbeaux goguenards au plumage bleuté, installés sur la route, sautillent à peine de côté à mon passage. Ils me narguent. Un 4x4 puant, dont je perçois depuis longtemps le ronronnement me double sans ralentir. Quelqu’un me crie quelque chose que je ne comprends pas. La route ressemble maintenant aux pistes d’Afganistan. Au fur et à mesure que mon 26x26 grignote les mètres, je sens que ma volonté s’effrite peu à peu.

J’atteins le bien nommé col de Pause (1527 m). Sans ce couple de randonneurs pédestres qui me regarde, je m’étalerais « perinde ac cadaver » 5. Comme il me reste un peu de dignité, je m’assieds et je lis : « la vue est saisissante sur les abîmes du Mont Vallier » 2.
Après quelque repos, je me remets en selle mais le ressort est détendu, peut être même cassé. Je suis doublé par un vététiste mais cela m’est indifférent – je suis habitué - Je fais un effort pour répondre à son salut. Comme j’arrive prés d’une bergerie, un spectacle, nouveau pour moi, m’offre l’opportunité de m’arrêter avec bonne conscience et de faire quelques photos : dans un enclos, un chirurgien ariégeois à béret, aidé de son anesthésiste, à béret aussi, opère des brebis.

J’admire la maîtrise. L’anesthésiste, comme un lutteur antique, saisit la brebis qui cherche désespérément à s’échapper, la retourne d’une prise de judo irrésistible et la maintient immobilisée sous ses genoux. La bête, les pattes ballantes, le regard sans espoir, se résigne, muette, à l’opération : il s’agit d’enlever avec un couteau à lame courbe, l’excès de corne qui gêne sa marche. Bien que quelques-unes aient droit à une injection approximative de ce que je crois être un produit antalgique, ces rudes bergers me font penser à Larrey qui amputait, en sifflotant, les grognards de Napoléon.

Mais il n’est plus temps de s’apitoyer. Je poursuis mon chemin de croix, manquant de tomber à chaque caillou. J’ai soif. Mon premier bidon est vide ; quant au deuxième… J’ai les jambes en coton, mon cœur se met à bouillir 6, mon « cardiofréquence » clignote, tous les voyants sont au rouge, j’ai l’impression qu’il va se mettre à fumer ! Epuisé, j’atteins enfin l’étang d’Arrau. Je cherche une source. En vain ! Il n’y a que l’eau de l’étang. Je me force à manger mais rien ne passe : je n’ai pas faim.

Il me reste 4,5 km. « Le lac d’Arrau, alimenté par la fonte des neiges, marque le début du kilomètre le plus dur avec un bon 13% » 2. Que faire si près du but ? Poursuivre ce calvaire et prendre le risque que mon cadavre soit retrouvé l’été prochain à moitié dévoré par les corbeaux, les vautours et les chacals 7, ou, renoncer et battre piteusement en retraite ? J’hésite, ou plutôt, je me donne cette illusion. Je décide de prendre les auspices : je jette une pierre dans l’étang, si elle coule je renonce…
Les doigts crispés sur les freins, accablé, le cœur plein d’amertume je bats en retraite. Comble de l’humiliation, le vététiste qui m’a doublé à la montée et est allé, lui, jusqu’au Port, me dépasse à une vitesse vertigineuse. Me faire doubler en descente ! moi qui ai dans ce domaine, une certaine réputation. Enfin le goudron, Couflens, Seix, Oust, Lacourt, Eycheil.
France, qui me connaît comme si elle m’avait fait, voit bien, à mon retour, que je ne suis pas comme d’habitude, après une randonnée : heureux et fier. Je lui raconte ma défaillance physique et mentale.
• Tout de même pour ton âge, c’est déjà pas si mal. Et puis tu y étais presque.

Presque…
Omnes vulnerant, ultima necat 5.
Jacques Duval

  1. - Lettres de mon moulin. Alphonse DAUDET
  2. - CYCLOTOURISME (juillet-août 2001)
  3. - J’ai beaucoup d’estime pour cette honorable corporation et déplore qu’elle soit en voie d’extinction
  4. - On est prié de ne pas sourire
  5. - Cuistrerie inévitable d’ancien professeur
  6. - Je n’ai pas le cœur de Sylvie qui bat à 45 pulsations par minute
  7. - On a cru voir quelques spécimens au pied du Mont Vallier