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Eloge du vélo
jeudi 23 janvier 2025, par
Le randonneur à vélo est un voleur de paysages. Non pas un petit voleur d’occasion procédant par effraction ou à l’arraché mais un délinquant organisé : images dérobées sur les routes à travers bourgs et campagnes, le long des plaines ou sur les reliefs, avec les creux et les bosses, les virages et les courbes, pourvoyeurs des visions les plus diverses. Les cours de ferme et les travaux des champs viennent compléter le tableau avec parfois aussi le bonjour d’un jardinier en action dans son potager ou d’une ou deux vieilles dames assises sur le pas de la porte. Sans oublier quelques vaches, chevaux ou moutons qui courent dans les prés.
Et il y a les odeurs : on rencontre parfois des relents de lisier ou de fumier désagréables mais on a la joie de s’enivrer des effluves de pain frais dans le village traversé de bonne heure, des senteurs de forêts et d’humus qui redoublent après l’averse, des parfums de foin après le fauchage des prairies. Un peu plus loin de jolies fleurs paraderont sur le bord de la route de-ci de-là sur le fossé sauvage ou en parterre régulier par le soin de l’habitant.
Voleur de paysages, le pédaleur est en même temps cinéaste. Le projectionniste des débuts de cinéma en traînait la manivelle pour faire défiler les images depuis le projecteur. Le cycliste, lui, utilise ses pieds pour faire tourner le pédalier et créer le défilement. A ce travelling continu, s’ajoutent l’accéléré en descendant la pente, le ralenti en la montant et le plan fixe quand on s’arrête sur le bas-côté pour faire une pause.
Notre pratique du paysage filmé se fait le plus souvent dans le plus grand calme sauf si l’on passe à proximité des travaux mécaniques de l’agriculture ou de l’entretien des bords de routes. Quand on s’est éloigné des maisons et des fermes surveillées par des chiens, ce n’est pas le silence mais des sons multiples : le souffle du vent, les chants des oiseaux, les bruits de quelques animaux. Sur le vélo c’est une petite musique rythmée au fil des tours de roue : percussions sèches des sacoches, chuchotis de la roulette du dérailleur, léger cliquetis de la roue libre, chuintement du bitume au contact des pneus, jeu léger de l’air à travers les rayons. Ainsi le vélo est-il une musique douce et tranquille entre ballade (chanson) et balade (promenade).
Le vélo est aussi, il faut bien l’admettre, une histoire de « cul » . Le pratiquant doit en effet aimer ou du moins bien supporter d’aller à la selle : sur ce support, il lui faudra demeurer tout le temps qu’il pédalera, ne pouvant se ménager que quelques moments de répit en montée par la position en danseuse. S’il envisage une randonnée au long cours il lui est fortement recommandé de se préparer sur la durée en allant à la selle régulièrement : pas seulement pour entraîner la mécanique musculaire et respiratoire, mais aussi pour apprêter la peau des fesses en prévision de ce contact prolongé, un peu comme les artisans du cuir foulent et tannent la matière première.
Ayant passé cette étape initiatique, je pourrai profiter des sensations les plus agréables procurées par mon engin. Ne suis-je pas confortablement posé entre ses deux roues, chaque fesse sur sa moitié de selle, chaque main avec sa poignée de guidon et chaque pied avec sa pédale ? Sous mon casque et sous la visière de ma casquette, je suis au centre de ma bulle dont les piétons et les automobilistes n’ont aucune idée. Quand le temps est chaud l’été (mais pas trop toutefois), c’est un véritable microclimat mobile que je maintiens autour de moi grâce à ma ventilation autoproduite. Lorsque je m’arrêterai, tout s’arrêtera et je quitterai ma bulle climatisée : c’est alors que je rejoindrai l’humaine et normale condition.
Le vélo est-il vraiment un engin roulant terrestre ? N’est-il pas un engin aérien méconnu ? Pensons aux moments où on atteint une bonne vitesse en descente ou même quand on est bien lancé sur le plat. Il y a bien sûr la sensation de l’air qui glisse sur le visage ou sur les jambes. Mais plus fort que cela il y a aussi la sensation de voler. Une sensation que l’on éprouve dans les courbes, lorsqu’on oriente la roue avant et qu’on s’incline dans le virage, lorsqu’on est en lutte avec et contre la force centrifuge. L’inclinaison plus ou moins marquée selon la vitesse procure l’impression de légèreté et la trajectoire choisie le sentiment de liberté qui va avec, celle de l’oiseau qui vole et vire à gauche ou à droite. Un commandant de bord rencontré lors d’une randonnée vélo me confirmait le rapprochement. Car le pilote fait comme le cycliste : il oriente l’engin volant (par la gouverne) et l’incline (par les ailerons), se définissant ainsi sa trajectoire dans le virage.
Alors le vélo : fausse bicyclette ou vrai planeur ?